Lecture de À lire : un extrait de « Philosophie et révolution » de S. Kouvélakis.
Dans ce texte, l’auteur s’attache d’abord, à contrario des réflexions libérales sur l’histoire, à voir la Révolution française, qui n’est pas une révolution parmi d’autres, comme un évènement et un processus inachevé, qui porte en lui même son nécessaire propre échec, ses propres contradictions et finalement les conditions d’un renouvellement infini : la démocratie ne se définissant pas d’abord en termes d’institutions, ou de procédures, a fortiori de formes étatiques, mais comme les pratiques de constitution de la politique de masse.
Pour les libéraux, le libéralisme est sorti vainqueur par KO de la séquence révolutionnaire en proclamant la fin de l’histoire et en refusant les finalités meurtrières du processus révolutionnaire. Il s’agit alors de noter la fin des grands discours révolutionnaires au profit du seul discours libéral. Cependant se pose alors la question ici et là de la résurgence d’une matrice sans-cullotide.
La Révolution française promulgue des tensions fondatrices qui sont loin d’être épuisées aujourd’hui : liberté vs égalité, propriété vs existence, terreur et guerre révolutionnaire, nation vs cosmopolitisme : la temporalité de la Révolution se révèle chargée, saturée même, d’avenir.
La révolution est liée au processus démocratique au sens où c’est aux individus non libre de conquérir leur liberté. La révolution est d’abord un acte démocratique qui ne peut se définir en termes d’institutions, ou de procédures, a fortiori de formes étatiques, mais comme les pratiques de constitution de la politique de masse. Le processus révolutionnaire est alors une possibilité de l’évènement révolutionnaire d’où l’importance de penser en terme de évènement/processus et non en terme de institution/procédure.
La révolution est aussi condamné à l’échec et c’est cet échec même qui permet de relancer la révolution. La révolution est donc le processus même de création qui permet de lutter contre la réification par le constat de son échec et la remise en branle du processus. On ne peut pas lutter contre ce phénomène, par contre on peut constater l’échec et produire une nouvelle énergie. L’autocritique de la révolution – car n’y accède que celui qui se place dans la perspective de sa défaite, du vide de la situation que ce dé-faire atteste – est la condition même de sa reprise, du « renversement » du vide en réouverture événementielle.
Il réfléchit ensuite aux conséquences philosophiques de la Révolution comme événement européen, celui à partir duquel on peut parler d’Europe dans un sens autre que celui d’un agrégat de légitimités dynastiques ou du cosmopolitisme de l’Église romaine.
C’est pourquoi l’autocritique de la révolution n’est pas autre chose que son devenir-monde, laborieux processus qui transforme la révolution elle-même autant que le monde dont elle accouche.
A partir de ce devenir monde, il va poser la question de la philosophie classique allemande face au processus révolutionnaire, dans un pays fragmenté où le seul principe unificateur est la culture allemande cosmopolite. A partir de l’évolution de la pensée en regard de l’histoire, Il pose aussi le rapport qu’il y a entre le politique, la philosophie et l’émergence du social. Il y voit trois réponses : un AufKlärung classique dans la lignée du principe de la Réforme (Kant – Hegel) vu comme un réformisme politique par le haut, et des voies concurrentes qui tendent à dépasser l’impasse classique :
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- le constat narcissique de l’échec et l’impossibilité de son non dépassement,
- le romantisme socialiste (Engels) qui cherche un principe unificateur, le social, à la société et qui nie ainsi la politique
- le moment Marx qui introduit la radicalité de la Révolution dans la pensée des divers communismes historiques et va redéfinir la politique.
Cet AufKlärung est une combinaison de réformes par le haut, d’absence d’intervention populaire et de relative autonomie concédée aux intellectuels – à une époque où celle-ci est déjà devenue impossible car la société allemande bourgeoise est fondamentalement anti-révolutionnaire et s’engage violemment contre la Révolution et que ces penseurs (Kant, Hégel, Schiller) ne vont pas se mesurer à ces antagonismes.
Leurs propositions deviennent alors des procédés théoriques impraticables. Intérieurement habité par le fait révolutionnaire, qu’il érige en référence fondatrice de la réflexivité moderne et de la culture nationale, il pousse cette impossibilité de la révolution à son paroxysme, créant, par là même, une situation nouvelle. Cette situation nouvelle est le constat d’une élite culturelle qui tend à acclimater le processus révolutionnaire face à un corps social d’Ancien-Régime.
Déniaisée, la conscience théorique allemande ne peut que constater ceci, que rien ni personne n’avait initialement prévu ou voulu, à savoir que l’impossibilité/dénégation de la révolution se renverse en son contraire, l’impossibilité de la non-révolution. L’importance de cette première réflexion sur la Révolution est d’acclimater le concept à l’Europe et de constater le conflit fondamental entre deux conceptions du monde : un monde qui avance et un monde qui perdure. Ces deux conceptions opèrent toujours.
Cet échec, dont nous avons vu cependant qu’il ne différait guère de son succès (à condition de le ressaisir rétrospectivement sous l’angle du procès autocritique qui le porte), va produire de nouvelles conceptions philosophiques.
Une première conception consiste à s’enfermer dans l’échec, à constater l’impossibilité d’action et du coup à délier la théorie de la pratique. C’est la voie « jeune-hégélienne.
La seconde conception est la voie sociale/socialiste portée par Moses Hess et Friedrich Engels qui vont chercher à dépasser le Politique et y trouver un nouveau principe unificateur qui permettent de définir à la fois la classe bourgeoise et la classe prolétaire. Ce sera l’irruption du social. C’est aussi le constat d’une frontière indépassable. Le « social » se présente alors comme l’expression de la saisie de l’événement révolutionnaire replacé dans ses limites, le nom approprié de ce sur quoi il a percuté, le mettant en lumière sans pouvoir le franchir. C’est une vision romantique qui postule une transcendance impossible à l’homme?
Face à cette situation, la tâche qui incombe à ce socialisme à la fois scientifique et humaniste, est de révéler au prolétariat son humanité essentielle. Humanité qu’il partage avec son adversaire de classe, et qui permet de transcender la scission entre classes antagonistes, ouvrant ainsi une voie à l’harmonisation sociale sans avoir à passer par le traumatisme d’une révolution, l’affrontement sur le terrain piégé du politique. De ce fait ces deux penseurs postulent l’impossibilité démocratique/révolutionnaire et ne donne comme réponse que l’éducation individuelle/de classe pour que chacun accède à son humanité. C’est même une vision millénariste car ils renvoient à un paradis, jamais dit, une existence meilleure.
Tout autre apparaît la voie de Heine et de Marx, qui ne cesse de reprendre le fil rouge qui unit la démocratie à la révolution. Heine est considéré comme le dernier des romantiques, celui qui comprend ce mouvement en même temps qu’il le critique. Il est celui qui refuse tout autant de dissocier de la politique les enjeux de l’esthétique que ceux de la philosophie…. Initiateur d’une lecture révolutionnaire de l’hégélianisme, il apparaît comme le véritable fondateur de ce que la génération suivante nommera la « gauche hégélienne ». Il est le premier à dépasser le constat d’échec et à entrevoir une possibilité révolutionnaire pour l’Allemagne.
C’est à Marx que revient de théoriser ce grand saut que constitue la Révolution dans la pensée philosophique et politique de son temps en reprenant le processus révolutionnaire face au constat d’échec. Menant de front l’autocritique de la philosophie (un hégélianisme au-delà de Hegel) et celle de la politique (le renversement de l’impraticabilité réformiste en nouvelle possibilité révolutionnaire), il se confronte à l’inachèvement de l’événement révolutionnaire, accédant à la conscience de ses limites « absolues », c’est-à-dire de la nécessité rétroactive de son « ratage » pour que le nouveau advienne.
La réflexion marxiste propose une redéfinition de la politique. la politique placée sous la condition de la révolution ; car la révolution n’est, à proprement parler, ni « politique » ni « sociale » (ou « socio-économique »), mais ce à partir de quoi s’opère et prend sens, précisément, la distinction du politique et du social (ou du socio-économique), distinction qui s’annule cependant elle-même dans le double procès (révolutionnaire) de « réduction » (desabsolutisation)/ radicalisation de la politique. Cette redéfinition le conduit à définir le prolétariat et à nommer l’antagonisme fondamentale entre la société capitaliste et la société communiste. la première formulation de la politique posée comme révolution en permanence…à savoir celle d’un jusnaturalisme révolutionnaire et d’une pensée de la « citoyenneté »
Si le communisme marxien continue à faire événement, c’est dans la seule mesure où il casse cette succession de figures inertes, se succédant dans un temps homogène et indifférent, c’est parce qu’il y a un avant et un après lui, qui réordonne radicalement, pour nous encore, aujourd’hui, l’ensemble des figures du communisme. Marx est à voir comme celui qui permet le passage entre un ancien monde impacté par la Révolution française et le nouveau monde du processus démocratique/révolutionnaire : le communisme comme incessant retour autocritique de la révolution démocratique.